7

 

Dimanche soir, j’ai entendu mes deux colocataires rentrer. Il n’était pas très tard. Le Hooligans étant fermé le dimanche, j’ai essayé de ne pas me préoccuper de ce qu’ils avaient bien pu faire toute la journée. Ils dormaient encore, lorsque j’ai préparé mon café lundi matin. Je me déplaçais dans la maison en faisant le moins de bruit possible, tout en m’habillant et en vérifiant ma messagerie : Amelia m’a écrit pour dire qu’elle était en chemin, rajoutant mystérieusement qu’elle avait quelque chose d’important à me dire. Avait-elle déjà trouvé des informations sur mon « cd » ?

Tara avait envoyé un message groupé, avec une photo d’elle et de son gros ventre. Ce qui m’a rappelé que la Baby Shower[12] que je donnais pour elle était prévue pour le week-end prochain. Panique à bord ! Mais je me suis calmée presque immédiatement. Les invitations étaient parties, j’avais acheté son cadeau, et j’avais tout organisé pour la nourriture. Je ne pouvais pas être plus prête. Il ne restait plus qu’une tornade de ménage à faire au dernier moment.

Aujourd’hui, je prenais le premier service. Pendant que je me maquillais, j’ai sorti le cluviel d’or pour le tenir contre mon cœur. Il paraissait important de le toucher, et mon contact semblait lui donner de la vitalité, ma peau le réchauffer très rapidement. Quelque chose au sein de ce petit volume vert et lisse semblait prendre vie. Moi aussi, je me sentais plus vivante. En frémissant, j’ai pris une inspiration profonde avant de le replacer dans son tiroir, sans oublier de le poudrer de nouveau, pour donner l’impression qu’il n’avait jamais bougé de là. Puis j’ai refermé le tiroir à regret.

Ce jour-là, je me suis sentie très proche de ma grand-mère. En chemin pour le travail, j’ai beaucoup pensé à elle. Pendant que je préparais ma salle aussi, ainsi que de façon inattendue, par-ci, par-là, alors que je m’affairais pour mon service.

Andy Bellefleur est venu déjeuner avec le Shérif Dearbom. J’étais un peu surprise qu’Andy revienne s’asseoir au Merlotte après l’invasion qui avait eu lieu deux jours auparavant. Mais mon policier nouvellement préféré semblait plutôt joyeux d’être là, échangeant des plaisanteries avec son patron tout en mangeant une salade avec une vinaigrette allégée. Ces jours-ci, Andy semblait plus jeune et mince. Le mariage et la perspective d’être bientôt père lui convenaient visiblement très bien. Je lui ai demandé comment se portait Halleigh.

— Elle dit que son bidon est gigantesque, mais ce n’est pas vrai, a-t-il répondu en souriant. Je crois qu’elle est contente que l’année scolaire soit terminée. Elle est en train de faire des rideaux pour la chambre du bébé.

Halleigh était institutrice.

— Mlle Caroline serait tellement fière, ai-je fait remarquer.

Caroline Bellefleur, la grand-mère d’Andy, avait quitté ce monde quelques semaines plus tôt.

— Je suis content qu’elle ait su avant de partir, a dit Andy. Au fait, tu savais que ma sœur est enceinte aussi ?

J’ai tenté de cacher ma surprise. Andy et Portia avaient organisé leurs mariages en simultané, dans le jardin de leur grand-mère. Je ne m’étais pas étonnée d’apprendre que l’épouse d’Andy attendait un bébé, mais je n’aurais jamais pensé que Portia, plus âgée, soit quelqu’un qui souhaitait devenir mère. J’ai dit à Andy à quel point j’étais contente, et c’était même vrai.

— Tu veux bien le dire à Bill ? a demandé Andy presque timidement. Je ne suis toujours pas très à l’aise, à l’idée de l’appeler.

Bill Compton, mon voisin et ex-petit ami, était de plus un vampire. Juste avant le décès de Mlle Caroline, il avait fini par révéler aux Bellefleur qu’il était leur ancêtre. Mlle Caroline avait été enchantée de cette nouvelle pour le moins étrange. Mais pour Andy, un homme fier qui n’était pas particulièrement attaché aux morts-vivants, il avait été plus difficile de digérer l’information. Portia était même sortie avec Bill à plusieurs occasions – à l’époque, il n’avait pas encore compris leur lien de parenté. Plutôt gênant… Elle et son époux avaient pourtant mis leurs doutes de côté et accepté la présence de ce nouvel ancêtre avec une grande dignité – ce qui m’avait d’ailleurs agréablement étonnée.

— Je suis toujours contente de transmettre de bonnes nouvelles, mais il serait content de l’entendre de toi.

— J’ai, euh, j’ai appris qu’il avait une nouvelle petite amie vampire ?

Je me suis efforcée de prendre un air enjoué.

— Oui, ça fait quelques semaines qu’elle est chez lui. On n’en a pas tellement parlé.

Pas du tout, en fait.

— Tu l’as rencontrée, alors.

— Oui, elle a l’air sympa.

En fait, c’était moi qui les avais réunis. Mais je n’avais aucune envie de partager quoi que ce soit à ce sujet.

— Si je le vois, Andy, je le lui dirai pour toi. Et je sais qu’il voudra être averti de la naissance du bébé. Vous savez si c’est un garçon ou une fille ?

— C’est une fille, a-t-il répondu avec un sourire à se décrocher la mâchoire. On va l’appeler Caroline Compton Bellefleur.

— Oh ! Andy. C’est vraiment formidable, ça !

C’était ridicule, mais j’étais vraiment heureuse de l’apprendre – parce que je savais que Bill le serait également.

Andy a pris l’air gêné. Lorsque son portable a sonné, il était manifestement soulagé.

Après avoir jeté un œil au numéro qui s’affichait, il a ouvert son téléphone en souriant.

— Salut, chérie… Oui, bien sûr, je t’apporte un milk-shake. À tout à l’heure.

Bud revenait à la table et Andy a regardé la note avant de poser un billet de dix sur la table.

— Voilà ma part, garde la monnaie. Bud, il faut que je passe à la maison. Halleigh veut que je pose la tringle dans la chambre du bébé et, en plus, il lui faut absolument un milk-shake au caramel. J’en ai pour dix minutes maxi.

Puis il est sorti, sans quitter son grand sourire.

Bud a repris sa place, tandis qu’il sortait lentement ses propres billets de son vieux portefeuille usé.

— Halleigh va en avoir un, Portia aussi, et il paraît que Tara en attend deux. Sookie, toi aussi, il te faut un petit, m’a-t-il fait remarquer avant de prendre une gorgée. Très bon, ce thé glacé.

Il a reposé son verre vide, qui a fait un petit bruit sourd en heurtant la table.

— Je ne suis pas obligée d’avoir un bébé juste pour imiter les autres femmes. J’en aurai un quand je serai prête.

— Eh ben tu ne risques pas d’en avoir si tu continues à sortir avec de la viande froide. Et ta grand-mère, tu crois qu’elle dirait quoi ?

Le tact ne faisait pas partie de ses qualités.

J’ai pris l’argent et j’ai tourné les talons avant de m’éloigner. J’ai demandé à Danielle de rapporter sa monnaie à Bud. Je n’avais plus envie de lui parler.

Je sais, c’était franchement stupide. Il allait falloir que je me blinde un peu plus. Et Bud n’avait dit que la vérité. Évidemment, pour lui, toute jeune femme veut des enfants, et il ne faisait que me démontrer que je m’y prenais mal. Comme si je n’en étais pas consciente ! Et effectivement, qu’en aurait dit Gran ?

Quelques jours plus tôt, j’aurais pu répondre à cette question sans hésiter. Mais maintenant, j’avais quelques hésitations. Il y avait tellement de choses que je n’avais pas sues, à son sujet. À mon avis, pourtant, elle m’aurait conseillé d’écouter mon cœur. Et Éric, je l’aimais.

Tandis que j’apportais un panier menu burger à la table de Maxine Fortenberry, qui déjeunait avec Elmer Claire Vaudry, je me suis surprise à attendre la tombée de la nuit avec une impatience presque désespérée. C’est à ce moment-là qu’il se réveillerait. J’avais besoin d’être rassurée par sa présence, d’être assurée qu’il m’aimait lui aussi, de ressentir cette passion qui s’animait entre nous au contact l’un de l’autre.

Alors que j’attendais une commande au passe-plat, je regardais Sam tirer une pression.

Je me demandais s’il ressentait la même chose pour Jannalynn. Il sortait avec elle depuis plus longtemps qu’avec aucune autre depuis que je le connaissais. Je me disais que cela devait être plus sérieux pour lui cette fois-ci, car il s’organisait pour avoir des nuits, pour la voir plus souvent. Il n’avait jamais fait cela auparavant. Sam m’a souri quand son regard a accroché le mien. C’était vraiment bien, de le voir heureux.

Même si Jannalynn n’était franchement pas assez bien pour lui.

Surprise par cette pensée, j’ai failli mettre la main sur ma bouche. C’était presque comme si je l’avais formulée tout haut et je me suis sentie envahie par la culpabilité. Je me suis tancée sévèrement : leur relation ne me regardait absolument pas. Mais une voix plus douce me disait que Sam était mon ami, et que Jannalynn était trop violente et impitoyable pour le rendre heureux sur la durée.

Jannalynn avait certes tué, mais moi aussi. Peut-être que j’estimais qu’elle était violente parce qu’il me semblait qu’il lui arrivait de trouver du plaisir à tuer. L’idée que je puisse finalement ressembler à Jannalynn m’a déprimée – combien de personnes aurais-je souhaité voir mortes ?

Mais cette journée allait bien finir par s’éclairer, non ?

Espoir fatal, comme presque toujours.

Sandra Pelt a fait son entrée dans le bar d’un pas énergique. Je ne l’avais pas vue depuis longtemps – et la dernière fois, elle essayait de me tuer. À l’époque, ce n’était qu’une adolescente et j’avais l’impression aujourd’hui qu’elle n’avait toujours pas atteint la vingtaine.

Elle paraissait cependant plus âgée, son corps avait mûri, et sa coupe hirsute toute mignonne offrait un contraste saisissant avec la grimace de rage qui la défigurait. Une véritable aura de haine l’environnait. Sa minceur était convenablement couverte d’un jean et d’un débardeur porté sous une chemise ouverte, mais son visage ne cachait rien de sa folie meurtrière. On voyait bien qu’elle adorait faire mal. Et dans son esprit, c’était tout aussi apparent. Ses mouvements saccadés trahissaient son agitation et elle dardait son regard en tous sens d’une personne à l’autre. Puis ses yeux ont trouvé les miens et se sont éclairés violemment, étincelant comme les feux d’artifice du 4 Juillet. Son cerveau m’était grand ouvert. J’y ai vu qu’elle portait une arme coincée dans son dos, dans la ceinture de son jean.

— Oh, oh, ai-je émis à voix basse.

— Mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? a-t-elle hurlé d’une voix stridente.

Dans tout le bar, les conversations se sont éteintes. Du coin de l’œil, j’ai vu que Sam se baissait pour prendre quelque chose sous le bar. Il n’y arriverait jamais à temps.

— J’essaie de te brûler, et le feu s’éteint, continuait-elle à tue-tête, je donne de la drogue et du sexe gratos à ces connards et je les envoie te prendre et ils merdent ! J’essaie de rentrer chez toi et la magie m’empêche de rentrer ! Ça fait je ne sais combien de fois que j’essaie de te tuer et rien à faire ! Tu refuses de mourir !

J’ai failli lui faire des excuses.

Ce n’était pas plus mal, que Bud Dearborn entende tout cela. Malheureusement, toutefois, il se tenait face à Sandra, avec sa table entre eux deux. J’aurais préféré qu’il se trouve derrière elle. Sam a commencé à se déplacer vers sa gauche, mais la tablette se trouvait sur sa droite. Comment allait-il passer par-dessus le comptoir pour arriver derrière elle avant qu’elle ne se décide à me tuer ? Mais ce n’était pas son intention : tandis que Sandra concentrait toute son attention sur moi, il a discrètement tendu la batte à Terry Bellefleur, qui, avant l’incident, jouait aux fléchettes avec un autre vétéran. Terry devenait un peu fou de temps à autre, et il portait de terribles cicatrices. Mais je l’avais toujours apprécié et on s’entendait bien. Terry a posé la main sur la batte. Heureusement, la musique du jukebox couvrait tous les petits bruits.

Ironie du sort, ce dernier jouait la vieille ballade romantique de Whitney Houston, « I Will Always Love You » : « Je t’aime pour toujours ».

— Pourquoi tu envoies toujours d’autres personnes pour faire ton boulot ? lui ai-je demandé pour masquer la progression discrète de Terry. Tu crois qu’une femme n’en est pas capable ? Tu ne serais pas un peu dégonflée ?

Ce n’était sans doute pas une très bonne idée, de provoquer Sandra, car sa main s’est projetée derrière son dos avec la vitesse dont seul un hybride peut faire preuve. Son arme était soudain bien en vue et dirigée vers moi. Puis j’ai vu son doigt commencer à appuyer sur la gâchette, dans un mouvement qui semblait s’étirer à l’infini dans le temps.

Ensuite la batte s’est abattue et l’a frappée, et Sandra s’est affalée comme un pantin dont on aurait coupé les fils. Il y avait du sang partout.

Et Terry est devenu dingue. Ayant lâché la batte comme si elle le brûlait, il s’est accroupi en hurlant. Quoiqu’on lui dise (le plus fréquent, c’était « TERRY, FERME-LA ! »), il continuait de mugir.

Jamais je n’aurai cru que je me retrouverais un jour assise par terre à tenir Terry Bellefleur dans mes bras, en train de le bercer et de lui murmurer des paroles apaisantes.

C’était pourtant bien ce que j’ai fait : si quelqu’un d’autre l’approchait, il reprenait de plus belle. Même les ambulanciers se sont montrés nerveux en recevant les cris stridents que Terry leur lançait à la figure. Après le départ de Sandra pour l’hôpital de Clarice, il est resté là, ramassé sur lui-même, à se balancer sur les talons, éclaboussé de sang.

J’avais une certaine dette envers Terry. Il s’était toujours montré bienveillant avec moi, même s’il traversait une mauvaise passe. Il était venu nettoyer les ruines de ma cuisine, brûlée par un incendiaire. Il m’avait proposé un de ces chiots. Et maintenant, il avait détruit son fragile équilibre pour me sauver la vie. Tandis que je le tenais contre moi en lui tapotant le dos, il pleurait toutes les larmes de son corps et j’écoutais le flot de paroles qu’il déversait.

Les linéiques clients du Merlotte qui se trouvaient encore là faisaient gentiment de leur mieux pour rester à l’écart.

— Moi j’ai fait ce qu’il m’a dit, le monsieur tout brillant, disait Terry. J’ai gardé l’œil sur Sookie, j’ai essayé de la protéger, personne ne doit faire du mal à Sookie, j’ai essayé de veiller sur elle, et puis aujourd’hui cette salope est venue ici et je savais qu’elle allait tuer Sook, je le savais, je ne voulais pas faire couler le sang, plus jamais, mais je ne pouvais pas la laisser tuer Sookie, je ne pouvais pas, mais moi je ne voulais plus jamais tuer personne, personne, plus jamais.

J’ai déposé un baiser sur sa tête.

— Terry, elle n’est pas morte. Tu n’as tué personne.

— Mais Sam m’a passé la batte, a-t-il protesté, soudain plus attentif.

— Oui, bien sûr, parce qu’il n’aurait pas pu se dégager du comptoir à temps. Merci, Terry, merci vraiment. Tu as toujours été un ami pour moi. Que Dieu te bénisse, tu m’as sauvé la vie.

— Sookie ? Tu savais qu’ils voulaient que je te protège ? Ils sont venus me voir la nuit dans mon mobile home, pendant des mois, le grand blond et puis le monsieur tout brillant.

Ils voulaient toujours que je leur parle de toi.

— Oui, je sais, ai-je répondu tout en pensant « Hein ? ».

— Ils voulaient savoir comment tu t’en sortais, avec qui tu traînais, qui t’aimait bien, qui te détestait…

— Ne t’inquiète pas, tu as eu raison de leur parler.

Éric et mon grand-père. Évidemment. Toujours à choisir le plus fragile, le plus facile à manipuler. J’avais su qu’Éric m’avait fait surveiller quand je sortais avec Bill, puis plus tard, alors que j’étais seule. Et j’avais bien deviné que mon grand-père devait avoir une source d’information, lui aussi. Il avait découvert Terry, tout seul ou avec l’aide d’Éric. Quoi qu’il en soit, c’était typique de sa part, d’exploiter l’outil le plus pratique, même s’il devait se briser en chemin.

— J’ai rencontré Elvis dans tes bois, un soir, a poursuivi Terry.

L’un des urgentistes lui avait fait une injection, et j’avais l’impression qu’elle commençait à faire effet.

— À ce moment-là, j’ai su que j’étais devenu dingue. Il m’a raconté qu’il adorait les chats. Et je lui ai dit que moi, c’était plutôt les chiens.

Pour celui qu’on avait connu sous le nom d’Elvis, dans une vie antérieure, la transformation en vampire n’avait pas été un succès : lorsqu’un fan absolu l’avait fait passer de l’autre côté, dans une morgue de Memphis, son système était saturé de drogue. Le vampire préférait maintenant se faire appeler Bubba, et il avait une préférence marquée pour le sang de félin – fort heureusement pour Annie, la chienne catahoula bien-aimée de Terry.

Le débit des paroles de Terry ralentissait, sa voix se faisant de plus en plus ensommeillée.

— On s’entendait super bien. Je crois que je vais rentrer, maintenant.

— On va t’emmener au mobile home de Sam, c’est là que tu vas te réveiller, lui ai-je expliqué – je ne voulais surtout pas qu’il se réveille en panique.

La police avait pris ma déposition de façon sommaire, et au moins trois témoins avaient entendu Sandra clamer qu’elle avait mis le feu au bar.

J’étais restée au bar bien plus longtemps que prévu, et la nuit était maintenant tombée.

Je savais qu’Éric se tenait dehors et m’attendait. Je n’avais qu’une envie : passer le bébé à quelqu’un d’autre, pour Terry. Mais rien à faire, je ne pouvais pas. Ce qu’il avait fait pour moi lui avait infligé encore plus de mal, et je ne pourrais jamais réparer cette blessure. Pour ma part, ce n’était pas grave qu’il m’ait surveillée – espionnée, en fait – pour le compte d’Éric avant que nous ne soyons ensemble ; ou pour celui de mon grand-père. À moi, ça n’avait fait aucun mal. Mais je connaissais Terry. Je savais bien qu’ils avaient dû employer un moyen de pression ou un autre.

Sam et moi avons aidé Terry à se relever et à marcher pour prendre le couloir qui menait vers l’arrière du bar, puis pour traverser le parking des employés afin d’atteindre le mobile home de Sam.

— Ils ont promis qu’ils ne laisseraient rien arriver à ma chienne, a chuchoté Terry. Et ils ont promis que les rêves s’arrêteraient.

— Et ils ont tenu leurs promesses ? ai-je demandé d’une voix tout aussi basse.

— Oui, a-t-il répondu d’un ton reconnaissant, plus de rêves, et ma chienne va bien.

Quel marché. J’aurais dû ressentir plus de colère envers Terry, mais je n’en avais plus la force, j’étais épuisée.

Éric était debout dans l’ombre des arbres. Il se tenait en retrait pour que sa présence ne perturbe pas Terry. À l’expression soudain crispée de Sam, j’ai compris qu’il était conscient qu’Éric était là, mais il n’a rien dit.

Nous avons installé Terry sur le canapé et il s’est laissé aller, s’abandonnant au sommeil. Puis j’ai serré Sam contre moi.

— Merci.

— Pourquoi ?

— D’avoir passé la batte à Terry.

Sam a fait un pas en arrière.

— C’est tout ce que j’ai trouvé, comme solution. Je ne pouvais pas me dégager du comptoir sans alerter Sandra. Il fallait absolument la prendre par surprise, sinon, c’était fichu.

— Elle est si forte que ça ?

— Ouais. Et il faut croire qu’elle est convaincue que tout irait bien pour elle si tu n’existais pas. Les fanatiques, c’est difficile à vaincre. Ils se relèvent tout le temps.

— Tu penses à ceux qui essaient de faire fermer le Merlotte ?

Son sourire s’est fait amer.

— Peut-être que oui. Je n’arrive pas à croire que tout ceci se passe dans notre pays. En plus, je suis un vétéran. Né et élevé aux États-Unis.

— Je me sens coupable, Sam. Tout ça, c’est en partie à cause de moi. L’incendie… Sandra ne l’aurait pas déclenché si je n’avais pas été là. Et la bagarre… Peut-être qu’il faudrait que tu te sépares de moi. Je peux trouver du travail ailleurs, tu sais.

— C’est ça, que tu veux ?

Je ne pouvais déchiffrer l’expression de son visage, mais ce n’était pas du soulagement, heureusement.

— Mais non, bien sûr que non.

— Alors tu gardes ton job. On travaille la main dans la main.

Et il a souri. Curieusement, son regard ne s’est pas éclairé comme il le faisait d’habitude, mais je voyais qu’il était sincère. Métamorphe ou pas, même avec son cerveau opaque et tout enchevêtré, ça, je le percevais clairement.

— Merci, Sam. Allez, je ferais mieux d’aller voir ce que veut ma douce moitié.

— Sook. Quoi qu’il soit pour toi, Éric n’est pas doux.

J’ai marqué un temps d’arrêt, la main sur la poignée de la porte. Je ne savais pas comment répondre. Alors je suis partie.

Éric m’attendait – mais pas patiemment. Il s’est emparé de mon visage, l’examinant entre ses deux grandes mains, sous la lumière crue des lampadaires de sécurité montés aux quatre coins du bar. India est sortie, nous a regardés avec surprise, est montée dans sa voiture et s’est éloignée. Sam est resté chez lui.

— Je veux que tu t’installes chez moi, a déclaré Éric. Tu peux avoir l’une des chambres du haut, si tu veux. Celle qu’on utilise d’habitude. Tu n’es pas obligée de rester en bas dans le noir avec moi. Je ne veux plus que tu restes seule. Je ne veux pas ressentir ta peur une seule fois de plus. Ça me rend fou, de savoir que quelqu’un t’attaque et que je ne suis pas là pour te défendre.

Chez lui, nous avions pris l’habitude de faire l’amour dans la plus grande chambre à l’étage – me réveiller en bas dans une chambre sans fenêtre, ça me donnait la chair de poule. Éric me proposait cette chambre à titre permanent. Je savais que pour lui, ce n’était pas rien. C’était même beaucoup. Pour moi aussi, d’ailleurs. Mais une décision aussi importante, ça ne se prend pas quand on ne se sent pas bien. Et ce soir, je ne me sentais pas bien.

— Il faut qu’on parle, tu as le temps ? lui ai-je demandé.

— Ce soir, je prends le temps qu’il faut. Les faés sont chez toi ?

J’ai appelé Claude avec mon portable. Quand il a répondu, j’entendais les bruits du Hooligans en fond sonore.

— Éric et moi, on va à la maison. Je voulais juste savoir où vous étiez.

— On reste au club, ce soir, a répondu Claude. Amuse-toi bien avec ton vampire sublime, ma cousine.

Dès qu’il avait su que j’étais en danger, Éric avait compris au même moment que la crise était passée. Il avait donc pris le temps de venir en voiture. Il m’a suivie pour rentrer chez moi. Je me suis versé un verre de vin – ce que je ne fais pratiquement jamais – et j’ai passé une bouteille de sang au micro-ondes pour Éric. Nous nous sommes assis sur le canapé dans la salle de séjour. J’ai replié mes jambes et me suis calée dans un coin contre l’accoudoir pour lui faire face. Il s’est installé à l’autre coin.

— Éric, je sais que tu ne proposes pas à n’importe qui de s’installer chez toi. Alors je veux que tu saches à quel point je suis touchée, et flattée que tu m’aies invitée.

J’ai compris immédiatement que je m’étais trompée d’approche. C’était beaucoup trop impersonnel, comme formulation.

Ses yeux bleus se sont plissés.

— Oh, mais je t’en prie.

Glacial.

J’ai respiré profondément.

— Je ne me suis pas bien exprimée. Écoute, je t’aime. Je me sens… incroyablement heureuse, que tu veuilles vivre avec moi.

Il s’est détendu légèrement.

— Mais avant de prendre ma décision là-dessus, ai-je poursuivi, il faut qu’on mette certaines choses au point.

— Des… choses ?

— Tu m’as épousée pour me protéger. Tu as loué les services de Terry Bellefleur pour qu’il m’espionne et tu l’as soumis à une pression qu’il ne pouvait pas supporter pour l’obliger à t’obéir.

— C’était avant que je te connaisse, Sookie.

— Oui, j’ai compris ça. Mais ce que je n’aime pas, c’est la nature de la contrainte à laquelle tu as soumis cet homme. Son équilibre mental est trop précaire. Et la façon dont tu m’as manipulée pour que je t’épouse, alors que je ne savais pas ce que je faisais.

— Mais sinon, tu ne l’aurais pas fait, a fait remarquer Éric, toujours pragmatique, toujours concis.

— Effectivement. Tu as raison.

J’ai essayé de lui sourire, mais ce n’était pas facile.

— Et Terry ne t’aurait rien dit à mon sujet, si tu lui avais simplement proposé de l’argent. Je sais que, pour toi, il s’agit simplement d’agir avec efficacité, et je suis certaine que beaucoup verraient les choses comme toi.

Éric tentait de suivre mon raisonnement, mais je voyais bien qu’il n’y comprenait rien.

J’ai cependant persévéré tant bien que mal.

— On vit tous deux avec ce lien. Je suis certaine qu’il t’arrive de penser qu’il serait préférable que je ne sache pas ce que tu ressens. Est-ce que tu voudrais d’ailleurs toujours vivre avec moi, si le lien n’existait pas ? Si tu n’étais pas conscient de chaque danger qui me poursuit ? De chaque sentiment de colère ? Ou de peur ?

— Ce que tu dis là est bien étrange, mon aimée.

Éric a pris une gorgée avant de reposer sa boisson sur la vieille table basse.

— Es-tu en train de me dire que si je ne savais pas que tu avais besoin de moi, je n’aurais pas besoin de toi ?

Était-ce bien là ce que je disais ?

— Non, je ne pense pas. Ce que j’essaie de te dire, c’est que je ne pense pas que tu voudrais que je vive avec toi, si tu n’étais pas persuadé que certaines personnes en avaient après moi.

Alors, est-ce que j’avais bien défini ma pensée, cette fois ? Aïe, aïe, aïe, j’avais vraiment horreur de ce type de conversation. En fait, c’était la première…

Son ton s’est fait plus vif.

— Mais quelle différence ? Si je te veux avec moi, je te veux. Les circonstances n’ont aucune importance.

— Mais si, elles en ont. Et nous sommes tellement différents.

— Pardon ?

— Eh bien, il y a tellement de choses qui tombent sous le sens pour toi, et pas pour moi.

Éric a levé les yeux au plafond – typiquement masculin.

— Comme quoi, par exemple ?

J’ai fouillé dans mon esprit à la recherche d’un exemple convaincant.

— Eh bien comme Appius, qui couchait avec Alexeï. Pour toi, ça n’avait rien de choquant, même si Alexeï n’avait que treize ans.

Le créateur d’Éric, Appius Luvius Ocella, était devenu vampire à l’époque où les Romains gouvernaient une grande partie du monde.

— Mais, Sookie, l’affaire s’est conclue, comme vous dites, bien avant que j’aie su que j’avais un frère de lignée. À l’époque d’Ocella, on était pratiquement adulte à treize ans. On se mariait, à cet âge-là. Ocella n’a jamais véritablement compris l’évolution de la société au cours des siècles. En outre, Alexeï et Ocella sont morts tous les deux, maintenant.

Avec un haussement d’épaules, Éric a repris :

— Avec Alexeï, il ne fallait pas se fier aux apparences, ne l’oublie pas. Il exploitait sa jeunesse, son apparence enfantine, pour désarmer tous les vampires et les humains autour de lui. Même Pam a eu du mal à l’éliminer, alors qu’elle était tout à fait consciente de son caractère destructeur et de sa démence. Pourtant, c’est la plus impitoyable de tous les vampires que je connaisse. Il nous vidait tous, sa soif inextinguible se nourrissant de notre force et de notre volonté. Après avoir prononcé cette phrase d’une poésie surprenante, Éric en avait fini de parler d’Alexeï et d’Ocella. Son visage entier s’est durci. Je me suis rappelé mon idée principale : nos différences inconciliables.

— Et que penses-tu du fait que tu vivras plus longtemps que moi ? Pour toujours, en fait ?

— Ça, c’est facile à résoudre.

Je l’ai fixé, bouche bée.

— Quoi ? s’est exclamé Éric, presque sincèrement stupéfait. Tu ne veux pas vivre éternellement ? Avec moi ?

— Je ne sais pas… ai-je répondu après un temps d’arrêt. J’essayais de me représenter cette réalité-là. La nuit, éternelle. Sans fin. Mais… avec Éric.

— Tu sais, Éric, je ne peux…

Puis je me suis arrêtée net. J’avais failli l’insulter de façon impardonnable. Et je savais qu’il ressentait la vague de doute qui m’avait envahie.

Je m’étais apprêtée à lui dire :

— Je ne peux pas croire que tu resteras avec moi quand je commencerai à vieillir.

Nous n’avions que de rares moments en tête à tête, et il y avait encore quelques sujets que j’avais espéré couvrir avec lui, mais je sentais que cette conversation virait au désastre.

Quelqu’un a frappé à la porte et c’était sans doute un coup de chance. J’avais bien entendu une voiture, mais mon attention étant rivée à mon compagnon, je n’y avais pas vraiment prêté attention.

Amelia Broadway et Bob Jessup se tenaient devant la porte de derrière. Fidèle à elle-même, Amelia semblait toujours aussi fraîche et dynamique, ses courts cheveux bruns en bataille, le regard et la peau aussi clairs que jamais. Bob était de sa taille et tout aussi mince. D’une stature très légère, il avait l’apparence d’un missionnaire mormon incroyablement sexy. Ses lunettes cerclées de noir lui donnaient un look rétro au lieu d’en faire un geek. Il portait un jean, une chemise écossaise noir et blanc et des mocassins à pompons. En tant que chat, il avait été vraiment craquant. Mais, pour ma part, je ne lui trouvais rien de bien attirant en tant que mec – ou plutôt si, mais seulement de temps en temps.

Je leur ai adressé mon plus grand sourire. J’étais ravie de revoir Amelia, et soulagée que ma conversation avec Éric ait été interrompue. Nous allions bien devoir parler de notre avenir en tant que couple, mais j’étais prise d’un affreux pressentiment : cette discussion nous rendrait malheureux tous les deux. La reporter ne ferait que retarder le couperet, mais pour l’instant Éric et moi avions tous les deux suffisamment de soucis à gérer.

— Allez-y, entrez ! Éric est là, il sera content de vous voir !

Ce qui était totalement faux. Éric n’éprouvait que de l’indifférence à l’idée de revoir Amelia, à un quelconque moment de sa très longue vie. Quant à Bob, je ne pense pas qu’il se soit même aperçu de son existence.

Éric a néanmoins souri (pas très largement) et leur a dit à quel point il était content qu’ils soient venus me rendre visite. Il perçait un peu d’étonnement dans sa voix, car il ne connaissait pas la raison de leur voyage.

Je n’avais jamais le temps de tout dire à Éric.

Amelia a réprimé un froncement de sourcils à grand-peine. Elle n’appréciait guère le Viking. Et elle émettait ses pensées de façon particulièrement claire. C’était comme si elle avait crié son opinion à tue-tête. Bob regardait Éric avec hésitation et, dès que j’ai expliqué la situation couchage à Amelia (qui avait naturellement pensé qu’ils pourraient s’installer en haut), il a disparu dans la chambre d’amis du couloir avec leurs bagages. Après avoir passé quelques instants à y bricoler, il s’est de nouveau évanoui dans la salle d’eau. Bob avait perfectionné les techniques évasives, pendant son stage en tant que chat.

— Éric, a dit Amelia tout en s’étirant sans cérémonie, comment vont les affaires, au Fangtasia ? Et le nouveau management ?

Elle ne pouvait pas savoir qu’elle avait touché un nerf. Le regard d’Éric s’est rétréci – à mon avis, il la soupçonnait d’avoir fait exprès de le vexer. Amelia, les yeux fixés sur ses pieds tandis qu’elle les touchait de la paume de ses mains, ne s’en était pas rendu compte.

Je me demandais si je pourrais en faire autant, puis mon esprit s’est ressaisi pour se concentrer sur l’instant présent.

— Les affaires vont bien, a répondu Éric. Victor a ouvert de nouveaux établissements dans les parages.

Amelia a immédiatement compris qu’il s’agissait d’une nouvelle négative. Mais elle a eu l’intelligence de ne faire aucune remarque. Pour moi, c’était malgré tout comme si je m’étais trouvée en présence de quelqu’un qui criait à voix haute toutes ses pensées les plus intimes.

— Victor, c’est le gars super souriant qui se trouvait dans le jardin la nuit du coup d’État, c’est ça ? a-t-elle réagi en se redressant, faisant pivoter sa tête de tous côtés.

— Voilà, a répondu Éric, ses lèvres prenant un pli sardonique. Le gars super souriant.

Amelia s’est tournée vers moi, estimant qu’elle s’était maintenant acquittée de son devoir de politesse envers Éric.

— Alors, Sook, qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle était prête à se précipiter à mon secours.

— Oui, qu’est-ce qui t’arrive ? a répété Éric, les yeux durs comme du marbre.

J’ai pris un ton dégagé – Je voulais simplement qu’Amelia renforce les sorts de protection autour de la maison. Depuis toutes ces histoires au Merlotte, je ne me sens plus en sécurité.

— Alors elle m’a appelée, a expliqué Amelia avec un regard insistant.

Les yeux d’Éric allaient de l’une à l’autre. Il semblait, disons, mécontent.

— Mais maintenant qu’on a coincé cette chienne, Sookie, le danger n’est plus d’actualité, n’est-ce pas ?

C’était maintenant au tour d’Amelia de nous regarder l’un après l’autre.

— Quoi ! Que s’est-il passé ce soir, Sookie ?

Je lui ai rapidement raconté.

— Je me sentirais quand même mieux si tu t’assurais que les protections sont toujours en place, tu sais.

— C’est justement en partie pour ça que je suis venue, Sookie.

Je ne sais pas pourquoi, mais elle a adressé un large sourire à Éric.

Bob s’est glissé discrètement à ses côtés, légèrement en retrait.

— Ce n’étaient pas mes chatons, m’a-t-il expliqué.

Éric a ouvert la bouche en grand. Je ne l’avais presque jamais vu aussi surpris. J’ai eu de grandes difficultés à ne pas éclater de rire.

— Enfin, je veux dire, les hybrides ne peuvent pas se reproduire avec les animaux dont ils adoptent la forme. Alors je pense que ce n’étaient pas mes chatons. Surtout que – enfin franchement – je n’étais chat que par magie. Pas un chat-garou.

Amelia l’a rassuré.

— Chéri, on en a déjà parlé. Tu ne dois pas te sentir gêné. C’était parfaitement naturel. Je dois avouer que je me suis montrée un peu désagréable, là-dessus. Mais tu sais, tout était de ma faute.

— Ne t’inquiète pas de ça, Bob. Sam a déjà parlé en ta défense, lui ai-je dit en souriant.

Bob s’est immédiatement détendu.

Éric quant à lui a décidé d’ignorer cet échange.

— Sookie, il faut que je retourne au Fangtasia.

À ce train-là, nous n’aurions jamais le temps de parler des choses qui nous étaient essentielles.

— Bon, d’accord, Éric. Dis bonjour à Pam pour moi… si vous n’êtes plus fâchés, bien sûr.

— Elle te soutient plus que tu ne le penses, a-t-il répondu d’un air sombre.

Je n’ai pas su comment réagir et il s’est retourné pour s’éloigner si vite que mes yeux n’ont pas pu le suivre. J’ai entendu sa portière claquer puis sa voiture descendre l’allée. Je l’avais pourtant souvent vu, mais chaque fois, j’étais estomaquée par la rapidité de mouvement des vampires.

J’avais espéré pouvoir bavarder avec Amelia mais, après leur voyage, elle et Bob mouraient d’envie d’aller dormir. Ils avaient quitté La Nouvelle-Orléans après leur journée de travail – Amelia, à la boutique de magie, et Bob, au salon de coiffure. Après environ un quart d’heure d’allers-retours entre la salle d’eau, la cuisine et leur voiture, le silence s’est fait dans la chambre d’amis. J’ai ôté mes chaussures pour ne pas faire de bruit et me suis glissée dans la cuisine pour fermer à clé.

Cette journée s’était enfin terminée. J’étais justement en train de pousser un soupir de soulagement quand j’ai entendu frapper très discrètement à la porte de derrière. J’ai sursauté violemment. Qui pouvait bien venir ici à cette heure de la nuit ? Je me suis penchée avec précaution pour jeter un œil sur la véranda.

Bill. Je ne l’avais pas vu depuis que sa sœur de lignée, Judith, était venue lui rendre visite. J’ai hésité un instant, puis j’ai décidé d’aller le rejoindre dehors pour discuter avec lui.

Bill représentait beaucoup pour moi : voisin, ami, premier amant… Je n’avais pas peur de lui.

Sa voix fraîche et lisse me détendait aussi bien qu’un massage.

— Sookie, tu as des invités ?

— Oui. Amelia et Bob, ai-je précisé. Ils viennent d’arriver de La Nouvelle-Orléans. Les faés ne sont pas ici, ce soir. Ces temps-ci, ils passent souvent la nuit à Monroe.

— Et si nous restions ici, pour ne pas déranger tes amis ?

Ah. Nous allions donc avoir une conversation. Bill n’était manifestement pas venu emprunter une tasse de sang. J’ai fait un geste en direction du salon de jardin et nous nous sommes assis dans les fauteuils, déjà disposés pour inviter au bavardage. La nuit chaude et bruissante s’est refermée autour de nous comme une enveloppe. Les lampes de sécurité formaient d’étranges motifs faits de lumière et d’obscurité.

Le silence a duré si longtemps que je me suis rendu compte que j’avais sommeil. Je l’ai donc interrompu.

— Comment ça va, de ton côté, Bill ? Judith est toujours chez toi ?

— Je me suis complètement remis de l’empoisonnement à l’argent.

— Oui, euh, j’avais remarqué que tu semblais en forme.

Sa peau avait retrouvé sa clarté lumineuse et même ses cheveux brillaient d’un lustre plus soyeux.

— En pleine forme, même. Alors le sang de Judith a réussi.

— Effectivement. Mais maintenant…

Il a détourné le regard vers la forêt noyée dans la nuit.

Oh, oh.

— Elle veut continuer à vivre avec toi ?

— Oui, a-t-il répondu, soulagé. C’est cela.

— Mais je pensais que tu l’admirais parce qu’elle ressemblait tellement à ta première femme. Judith m’a expliqué que c’était pour cela que cette dingue de Lorena l’avait fait passer de l’autre côté. C’était pour te garder. Enfin, excuse-moi, si je te rappelle ces mauvais souvenirs.

— Tu as raison. Judith ressemble beaucoup à ma première épouse, à de nombreux titres. Son visage a la même forme, son timbre de voix est presque identique. Ses cheveux ont la même teinte que ceux de ma femme lorsqu’elle était enfant. Et Judith a été élevée dans la douceur, tout comme mon épouse.

— J’aurais pensé dans ce cas que tu étais heureux avec Judith.

— Mais ce n’est pas le cas.

Dans sa voix perçait le regret, et son regard s’attardait sur les arbres, évitant soigneusement le mien.

— Et c’est d’ailleurs pour cette raison que je n’avais pas appelé Judith lorsque j’ai compris la gravité de mon mal. Si j’ai dû me séparer d’elle autrefois, c’était en raison de sa passion dévorante et obsédante pour moi.

— Oh, ai-je fait d’une toute petite voix.

— Mais tu as fait ce qu’il fallait, Sookie. Elle est venue et m’a offert son sang de son propre chef. Puisque tu l’as invitée ici sans que j’en sois averti, je ne suis du moins pas coupable de l’avoir exploitée. Ma faute est de l’avoir laissée rester après… après ma guérison.

— Et pourquoi l’as-tu fait, justement ?

— Parce que j’espérais que mes sentiments pour elle auraient changé. Que j’aurais pu ressentir le véritable amour. Ça m’aurait libéré de…

Sa voix s’est éteinte.

Qu’avait-il l’intention de dire ? « Libéré de mon amour pour toi » ? Ou peut-être « libéré de la dette que j’ai envers elle pour m’avoir guéri » ?

Je me sentais quand même un peu mieux, maintenant que je savais qu’il était content d’être rétabli, même si c’était au prix de devoir affronter Judith. Je comprenais très bien à quel point il devait être embarrassant et désagréable de supporter le fardeau d’une invitée qui l’adorait, alors que ces sentiments n’étaient pas réciproques. Et qui lui avait infligé ce fardeau ? Euh, moi. Bien entendu, je n’avais pas eu conscience des circonstances émotionnelles. J’étais désemparée par la maladie de Bill. Mon raisonnement m’avait conduite à estimer que seul un membre de la lignée de Bill pouvait le guérir. J’avais découvert qu’il existait une telle personne et je l’avais retrouvée. J’avais supposé en outre que si Bill ne l’avait pas fait lui-même, c’était probablement par fierté mal placée, ou même parce qu’il était en proie à une sorte de dépression suicidaire. J’avais sous-estimé sa soif de vivre.

Inquiète et effrayée par sa réponse possible, je lui ai demandé :

— Tu vas faire quoi, au sujet de Judith ?

— Il n’a aucune obligation.

La voix calme émanait de la lisière des bois.

Je me suis levée d’un bond, comme si un courant de mille volts avait soudain traversé ma chaise. Quant à Bill, il a réagi non moins violemment : il a tourné la tête et ses yeux se sont écarquillés. Pour un vampire, c’est un signe indéniable de stupéfaction.

— Judith ? ai-je prononcé.

Elle est sortie de l’ombre des arbres afin que je puisse la reconnaître. La lumière des projecteurs n’allait pas si loin et je pouvais à peine distinguer ses traits.

— Bill, tu persistes à me briser le cœur.

J’ai commencé à m’éloigner de ma chaise. Peut-être pourrais-je me glisser dans la cuisine et échapper à une scène supplémentaire – parce que franchement, j’en avais eu assez pour la journée.

— Non, restez, mademoiselle Stackhouse.

Judith était petite, pulpeuse, avec un minois adorable entouré d’une masse de cheveux magnifiques. Avec son port altier, elle avait des allures de reine.

Et flûte.

— Vous avez besoin de parler, tous les deux, ai-je dit lâchement.

— Avec Bill, une conversation concernant l’amour ne peut que vous impliquer.

Oh ! hmm… mince. Je n’avais vraiment, vraiment pas envie d’assister à cet entretien-là.

J’ai fixé mes pieds avec attention.

— Judith, arrête, est intervenu Bill, la voix toujours aussi calme. Je suis venu parler avec mon amie, que je n’ai pas vue depuis des semaines.

— J’ai entendu votre conversation, a dit Judith simplement. Je t’ai suivi ici dans le but précis d’écouter ce que tu avais à lui dire. Je sais que tu n’es pas en train de la séduire. Je sais qu’elle appartient à un autre. Et je sais également que tu la veux, plus que tu ne m’as jamais voulue, moi. Je refuse de faire l’amour avec un homme qui a pitié de moi. Je refuse de vivre avec un homme qui ne veut pas de moi. Je vaux mieux que cela. Je mettrai un terme à l’amour que je ressens pour toi, même si cela me prend le restant de mon existence. Je te prie de bien vouloir rester ici quelques instants de plus. Je vais retourner chez toi faire mes valises. Ensuite, je disparaîtrai.

J’étais plus qu’impressionnée. Ça, c’était du discours ! J’espérais seulement qu’elle était sincère. J’avais à peine formulé cette pensée dans mon esprit que Judith disparaissait, comme par enchantement. Bill et moi nous sommes retrouvés seuls.

Sans crier gare, il était soudain devant moi et m’a enlacée dans ses bras glacés. Je n’ai pas eu l’impression de trahir Éric et je l’ai laissé me tenir quelques instants.

— Tu as couché avec elle ? lui ai-je demandé d’un ton que je voulais neutre.

— Elle m’avait sauvé. Elle semblait l’espérer. J’ai estimé que c’était la chose à faire.

Comme si Judith avait éternué et qu’il lui ait prêté un mouchoir. Les mots me manquaient. Ah, les hommes ! Mort ou vivants, tous les mêmes.

J’ai reculé d’un pas et il m’a lâchée immédiatement.

Dans un moment d’égarement, ou peut-être simplement gagnée par la curiosité, je lui ai posé une question.

— Tu m’aimes vraiment ? Est-ce que ce n’est pas par devoir, parce que nous avons traversé tellement de choses ensemble ?

Il m’a souri.

— Il n’y a que toi pour dire une telle chose. Je t’aime. Je te trouve belle, gentille, généreuse. Et pourtant, tu ne te laisses pas faire, dans l’adversité. Tu es pleine de compréhension et de compassion, mais tu as de la force de caractère. Et si l’on redescend au niveau charnel, tes seins gagneraient le championnat national de Miss Tétons, s’il existait.

— Tout un bouquet de compliments. Très inhabituels.

J’avais du mal à réprimer mon sourire.

— Tu es une femme inhabituelle.

— Bonne nuit, Bill.

Au même moment, la sonnerie de mon portable a retenti et j’ai tressailli – j’avais oublié qu’il se trouvait dans ma poche. Le numéro affiché était local, mais je ne le connaissais pas.

À cette heure-ci, l’appel ne me disait rien qui vaille. J’ai levé le doigt pour intimer à Bill de rester un instant et j’ai répondu prudemment.

— Allô ?

C’était le Shérif Dearborn.

— Sookie, je voulais t’avertir que Sandra Pelt s’est échappée de l’hôpital. Elle s’est glissée par la fenêtre pendant que Kenya parlait avec le Dr Tonnesen. Je ne veux pas que tu t’inquiètes. Si tu veux qu’on t’envoie une voiture, pas de problème. Tu as quelqu’un avec toi ?

J’étais tellement secouée que j’ai mis quelques secondes à répondre. Puis je l’ai assuré que oui.

Les yeux sombres de Bill se sont remplis d’inquiétude. Il s’est approché de moi, posant une main sur mon épaule.

— Tu es certaine que tu ne veux pas que j’envoie une patrouille de ton côté ? Je ne crois pas que cette dingue va aller chez toi. Je pense plutôt qu’elle va chercher un plan que pour se remettre un peu. Mais je voulais quand même t’alerter, même s’il est un peu tard.

— Shérif, vous avez eu raison, c’est parfait. Et je ne pense pas avoir besoin d’aide. J’ai des amis avec moi. De bons amis. Et j’ai regardé Bill droit dans les yeux.

Bud Dearborn s’est répété plusieurs fois, puis j’ai réussi à raccrocher pour réfléchir à la situation. J’avais pourtant cru que celle-ci avait été résolue. À tort. Tandis que j’expliquais le tout à Bill, l’épuisement contre lequel je luttais a fini par m’envahir, me recouvrant d’une épaisse couverture grise. Bientôt, je ne pouvais même plus articuler correctement.

— Ne t’inquiète pas, m’a rassurée Bill. Va te coucher. Je monte la garde ce soir. Je me suis déjà nourri, et je n’avais rien de particulier à faire. De toute façon, ce n’est pas une nuit appropriée pour travailler.

Bill avait créé une base de données dont il assurait la maintenance. Il s’agissait de l’annuaire des vampires, un catalogue de tous les vampires « vivants ». Il y avait beaucoup de demande pour le CD qu’il vendait et pas uniquement chez les morts-vivants. Les humains, et particulièrement les groupes marketing, en étaient très friands. La version vendue au public se limitait toutefois aux vampires qui avaient accepté d’y figurer. Cette liste-là était bien plus courte : bizarrement, il y avait encore un certain nombre de vampires qui ne voulaient pas être connus en tant que tels. Dans notre société actuelle, saturée de vampires, il était facile d’oublier que certains se montraient encore si réticents, souhaitant vivre cachés et dormir dans la terre ou dans des immeubles abandonnés, plutôt que dans une maison ou un appartement.

Mais pourquoi mes pensées se focalisaient-elles là-dessus… Probablement parce que c’était mieux que de penser à Sandra Pelt.

— Merci Bill, ai-je dit avec gratitude. Je tiens à te mettre en garde : elle est plus que vicieuse.

— Tu m’as déjà vu au combat.

— Ouaip, mais tu ne la connais pas. Les coups bas, c’est son truc, et elle ne te préviendra pas.

— Alors j’ai de l’avance sur elle, puisque je le sais.

Ah bon ?

— Bon, d’accord, ai-je marmonné, avant de m’éloigner en titubant de sommeil. Bonne nuit, Bill.

— Bonne nuit, Sookie. Ferme bien les portes à clé, m’a-t-il recommandé d’une voix calme.

C’est ce que j’ai fait. Puis je suis allée dans ma chambre, j’ai enfilé ma chemise de nuit et je me suis mise au lit, sous cette couverture grise.